Une équipe de recherche pluridisciplinaire de l’Université a mis en évidence dans le rein, au moment de sa reperfusion, la présence de substances toxiques oxygénées
pouvant entraîner l’échec de sa transplantation. Avec le Prix Dos Santos,
cette première reçoit une consécration internationale à Budapest
Pourquoi aller à l’encontre de ce qui se fait ailleurs, dans d’autres universités où le moindre événement scientifique est clamé partout en lui donnant les aspects d’une première belge, voire mondiale? La réalité d’aujourd’hui fait que les crédits alloués à la recherche vont à ceux qui savent faire du bruit. Telle est de façon très résumée (et à la limite de la caricature) l’attitude de l’universit¢ de Liège: elle ne sait pas faire de bruit.
La discrétion peut être une vertu. Elle l’est, en général, dans le chef des chercheurs. Le silence d’une université est toujours une erreur. Il est nuisible et dommageable en décourageant les crédits et perçu comme méprisant. Il va à l’encontre de sa mission la plus fondamentale.
Faudra-t-il agresser, séquestrer les universitaires liégeois pour qu’ils livrent leur palmarès? Ce qui est certain, c’est que, dans bon nombre de cas, il faut leur forcer la main. Et leur accord est généralement assorti de recommandations castratrices, de prudences oratoires excessives, de réserves expresses pas toujours compatibles avec la nécessaire information du grand public.
Dès lors qu’on obtient des résultats intéressants, concluants, susceptibles d’avoir d’importantes répercussions, la moindre des choses est tout de même d’en parler, d’y intéresser le grand public. Quand, en plus, ces résultats constituent une première mondiale, le taire constitue une faute intellectuelle grave.
On l’aura compris, si globalement, nous devions décerner un Prix d’Excellence à l’université de Liège, ce serait celui de la discrétion. Alors, qu’assurément, elle pourrait en mériter beaucoup d’autres, en même temps que l’éclat des trompettes de la renommée.
Une première mondiale à l’université de Liège? Pourquoi devrait-on s’en étonner, même si elle a été réalisée dans un service fantôme? C’est une histoire exemplaire qui ne sera pas sans lendemain et qui mérite qu’on s’y attarde.
Greffe et dégénérescence
Dans nos pays occidentaux, les maladies cardio-vasculaires restent la première cause de mortalité. Elles sont responsables, bon an mal an, de la mort d’une personne sur deux. La greffe cardiaque, comme les greffes cardio-pulmonaires, rénales ou hépatiques, est un acte technique aujourd’hui bien maîtrisé. De plus, depuis le début des années 80, l’utilisation de la cyclosporine, médicament immuno-dépresseur, permet un contrôle très sélectif du phénomène de rejet et une diminution des complications post-opératoires.
Il subsiste deux problèmes majeurs: le manque d’organes et la conservation d’organes prélevés sur les donneurs (le rein se conserve entre 24 h et 48 h, le coeur entre 4h et 5 h, le foie de 7 h à 10 h, ce qui est très peu de temps si on tient compte du temps de transport et du temps requis pour la préparation du receveur).
Si, à l’heure actuelle, des greffes d’organes échouent encore, ce n’est plus pour des raisons immunitaires de rejets, c’est parce que les organes greffés à ces occasions ont subi des altérations plus ou moins graves entre le moment où ils ont été prélevés sur le donneur et le moment où ils ont été greffés sur le receveur.
Ce qui reste à améliorer, ce sont les conditions de conservations des organes. Quand l’organe greffé dégénère dans le corps du receveur, dans les quelques jours qui suivent la transplantation, il ne faut pas incriminer le phénomène de rejet par l’organisme du receveur. C’est qu’il était déjà altéré plus ou moins gravement.
La bonne conservation d’un organe prélevé dépend, dans une large mesure, de son apport en oxygène. Nous respirons de façon à permettre à nos tissus de recevoir de l’oxygène. Ainsi, nos tissus respirent aussi, via l’oxygène qui entre dans les poumons, en étant pris en charge par les globules rouges pour être amené jusque dans l’intimité de nos cellules.
Libéré de son environnement, un organe va avoir une respiration anormale. Et, de cette respiration anormale va découler tout son avenir.
Les radicaux libres
Lorsqu’un organe souffre, dégénère dans le corps du receveur, une des causes principales est, actuellement, la formation, dans les organes transplantés dans le corps du receveur, de substances très toxiques dérivées de l’oxygène qu’on appelle radicaux libres.
Un radical libre est obtenu par scission d’une molécule en fragments, chaque fragment conservant un électron du couple d’électrons assurant la liaison chimique.
Par définition, un radical libre est “une espèce chimique contenant un électron célibataire”. Puisqu’un électron est l’unité de charge électrique et est caractérisé par un moment cinétique de rotation sur lui-même (le spin), un moment magnétique permanent en un site d’une molécule permet d’identifier le fragment moléculaire auquel il est attaché grâce aux interactions magnétiques qu’il subit de la part des moments magnétiques nucléaires des noyaux du fragment.
Le signal enregistré, appelé spectre de RPE, constitue en fait, la carte d’identité, l’empreinte digitale du radical libre. La résonnance paramagnétique électronique (RPE) constitue la seule méthode directe de mise en évidence de phénomènes radicalaires. Les autres procédés d’étude sont des méthodes indirectes.
On sait qu’une production intense de radicaux libres survient au cours de la réoxygénation des tissus hypoxiés ou anoxiés (diminution faible ou grave de la quantité d’oxygène distribuée aux tissus par le sang dans l’unité de temps) suite à un bouleversement du fonctionnement de la chaîne respiratoire dans les mitochondries (sièges de réactions chimiques au niveau des cellules).
Lors de la reperfusion (réintroduction du sang), l’oxygène ne sera plus réduit instantanément en eau par quatre électrons; sa réduction se fera par un électron à la fois: l’oxygène deviendra de l’anion (ion négatif) superoxyde, précurseur de divers mécanismes générateurs de radicaux et de phénomènes de lipoperoxydation.
Les radicaux libres dérivés de l’oxygène sont capables d’attaquer les composants cellulaires et de modifier leurs propriétés. Selon le site de superproduction de ces espèces radicalaires, certaines cibles moléculaires peuvent être atteintes préférentiellement, notamment les lipides constitutifs des membranes biologiques.
Celles-ci sont alors le siège de phénomènes de peroxydation lipide conduisant rapidement À des altérations fonctionnelles, tandis que les produits dérivés de cette oxydation affectent considérablement la perméabilité membranaire.
La production de radicaux libres et la peroxydation des lipides membranaires sont incriminées dans de nombreuses situations pathologiques: période postopératoire de la circulation extra-corporelle au cours d’interventions chirurgicales cardiaques, dans le syndrome de la détresse respiratoire (poumon de choc), dans l’effort musculaire intense, dans la pathologie veineuse comme la varicose, au cours de l’ischémie d’un organe destiné à la transplantation, dans le cancer et également au cours du vieillissement.
La formation de ces radicaux libres intervient dans l’organe prélevé au moment de la greffe, lorsque le sang du receveur se met à le perfuser. L’organe, durant la période précédant la transplantation a vu ses mécanismes respiratoires très perturbés par la production de radicaux libres oxygénés. Au moment de la reperfusion, il utilise l’oxygène comme source de radicaux libres.
Première liégeoise
Ce fut longtemps une hypothèse. La présence de radicaux libres dans un coeur en voie de transplantation a été démontré pour la première fois en 1988 aux Etats-Unis.
En première mondiale, en février 1989, une équipe liégeoise démontra cette présence toxique dans un rein en cours de transplantation. Il fallait démontrer cette vieille hypothèse une fois pour toutes. Les chercheurs liégeois y sont arrivés: le temps de conservation de l’organe (entre le prélèvement et la greffe) est lié à la formation de radicaux libres.
Cette mise en évidence a été réalisée en vision directe, grâce à un appareil de détection par résonance paramagnétique électronique (RPE) dont l’adaptation à des fins biologiques est unique en Belgique, installé dans les laboratoires de l’Institut de Physique de notre Alma Mater.
Les chercheurs liégeois sont arrivés à visualiser les signaux physiques extrêmement fugaces identifiant, sans la moindre possibilité d’erreur, l’existence de ces fameux radicaux libres produits lors de la perfusion du greffon.
Ce qui n’est pas moins important, c’est qu’on possède des médications spécifiques pour lutter contre cette dégénérescence de l’organe prélevé due aux radicaux libres.
Cette première liégeoise va avoir des conséquences concidérables, quand on sait que la demande d’organes augmente de manière phénoménale car elle est loin de ne concerner que les personnes d’un certain âge.
Les responsables liégeois de la transplantation estiment qu’à la fin de ce siècle, c’est-à-dire, dans une petite dizaine d’années, une grave opération sur deux sera une opération de greffe. Il faudra pouvoir faire face à la demande, ce qui est déjà impossible à l’heure actuelle.
Cette réussite exemplaire, nous la devons à un centre de recherche qui n’existe pas. Incroyable mais vrai! Précisons tout de même qu’il n’existe pas, du moins dans les statuts et dans l’organigramme de notre Alma Mater. Cette reconnaissance officielle ne devrait plus tarder. Sa demande a été déposée sur le bureau du Conseil d’Administration et est, présentement, entre les mains de son Conseil scientifique.
Du groupe à l’unité
Ce Centre de Biochimie de l’Oxygène, dirigé par le Dr. Carol Deby, a déjà une longue histoire. En 1970, le Dr. Carol Deby (médecin) et son épouse Ginette Dupont (chimiste et biochimiste) vinrent poursuivre à Liège, dans le laboratoire de Biochimie et de Radiobiologie du professeur R. Goutier, leurs recherches sur la lipoperoxydation entamées à l’université d’Alger, sous les auspices de l’Agence Internationale de l’Energie Atomique. Vers 1978, les premiers contacts de leur équipe avec la clinique humaine furent pris, grâce à la compréhension et à l’enthousiasme du Dr. Lamy, professeur d’Anesthésiologie et directeur du service de Réanimation du CHU de Liége.
Un groupe de recherche fut alors créé, assurant une liaison étroite entre le laboratoire de Radiobiologie et le service de Rénimation. Il devint vite un laboratoire de pointe.
En 1984, le développement des collaborations et le rôle d’interface joué par cette équipe d’étude du métabolisme de l’oxygène incitèrent le Dr. Deby à créer une Unité de Biochimie de l’Oxygène en s’efforçant de réunir et de motiver, dans le cadre de l’université de Liège, toutes les équipes de recherches aptes, grâce à leur spécialité respective, à faire progresser les recherches entreprises par sa propre équipe.
Les travaux du Dr. Deby prolongent aujourd’hui les recherches initiées par cet extraordinaire professeur liégeois que fut Z.M. Bacq (1903-1983), un des fondateurs de la radiobiologie moderne, sur l’importance “in vivo” des réactions radicalaires.
Cette Unité de Recherche joua tout d’abord un rôle de liaison nécessairement étroite entre radiobiologistes, biochimistes et cliniciens.
Compétences et collaborations
Cette équipe est aujourd’hui renforcée par la collaboration tout aussi étroite de physiciens, chimistes, biochimistes physiologistes et cliniciens. Ce vaste consensus pluridisciplinaire attend sa reconnaissance officielle en tant que Centre de Biochimie de l’Oxygène.
Ce Centre de Biologie de l’Oxygène, avec toujours à sa tête le Dr. C. Deby, rassemble les compétences et les collaborations suivantes:
Une confirmation internationale
Le 39ème Congrès de la “European Society for Cardiovascular Surgery” qui s’est tenu à Budapest, du 9 au 12 septembre, a été l’occasion de la remise du Prix “Dos Santos”. Il s’agit d’un prix annuel de 1.000 dollars destiné à sanctionner une contribution originale dans le domaine de la chirurgie vasculaire, contribution due à un jeune médecin de moins de 35 ans.
Sélectionné parmi sept autres candidats, cette distinction de portée internationale est allée au travail présenté par le Dr. Jean-Olivier Defraigne.
Il s’agit d’un travail collectif dont les auteurs en sont: J.O. Defraigne, R. Limet (Chirurgie cardio-vasculaire), M. Meurisse et T. Defechereux (Chirurgie abdominale), C. Franssen (Anesthésiologie), J. Pincemail et C. Deby (Laboratoire de Biochimie et de Radiobiologie). Une des étapes principales a été effectuée dans le Service de Biophysique du professeur Van de Vorst, qui a toutefois, par modestie, refusé de figurer parmi les auteurs.
Ce prix international confirme donc la première mondiale liégeoise: mise en évidence originale, directe et indiscutable de la présence de radicaux libres lors de l’ischémie-reperfusion du rein, syndrome dépendant principalement de l’activation de l’oxygène, puisque consécutif à une anoxie tissulaire plus ou moins étendue, au cours duquel les lésions dues à l’hypoxygénation s’aggravent lors de la réoxygénation.
Ces résultats vont faire l’objet d’une publication internationale avec la mention “Prix Dos Santos”.
L’accès à la synthèse
Enfin, ce prix fait la preuve de l’efficacité de l’équipe multidisciplinaire qui s’est constituée à Liège et en attente d’être reconnue par les Autorités académiques. Et, s’il le fallait encore, il constitue un bon argument supplémentaire pour souligner la nécessitè des unités multidisciplinaires dans la recherche moderne.
Au travers de ce Centre de Biochimie de l’Oxygène, premier du genre en Europe sinon au monde, juridiquement toujours inexistant, mais riche d’une longue expérience de collaborations exceptionnelles efficaces et créatrices, fort de l’expérience et de la persév¢rance de chacun, de l’effacement de l’intérêt personnel devant l’intérêt collectif, l’université de Liège mérite un second Prix d’Excellence: celui de la pluridisciplinarité des savoirs et de leur mise en commun en vue de l’aboutissement d’une recherche fondamentale essentielle pour l’amélioration des résultats globaux de la transplantation d’organes.
La complexité de la recherche actuelle demande une association d’approches pluridisciplinaires capable d’accéder à une synthèse. Voici une discipline nouvelle encore peu répendue sur la planète. Elle existe à l’université de Liège et mérite le Prix d’Excellence de l’innovation.
Ce ne pourrait être, en aucun cas, au prix du silence!
Pierre Bastin
Sigmund Freud: reproduction en négatif d’un buste en bois sculpté, vers 1938
Evénement éditorial, événement pour la psychanalyse, son étude, son histoire,
sa compréhension. C’est bien un événement que la publication en français
de la correspopndance Freud - Ferenczi. Attendue depuis près d’un demi-siècle,
la publication de cette correspondance inédite voit enfin le jour,
en première mondiale, chez Calman-Lévy.
En 1908, un jeune psychiatre hongrois de 35 ans, Ferenczi, écrit respectueusement
au célèbre médecin viennois de 17 ans son aîné, auteur de “L’Interprétation des rêves”. Cette lettre inaugure une correspondance presque quotidienne et une “communauté
de vie, de pensées et d’intérêts” de 25 ans qui ne s’éteindra qu’à la mort
de Ferenczi en 1933.
Une correspondance essentielle, non seulement par sa longévité, par la personnalité
des deux interlocuteurs, mais aussi parce qu’elle permet de suivre la gestation
et l’évolution aussi bien de la psychanalyse que de la pensée freudienne.
Pour on ne sait trop quelle raison, certains en sont arrivés à classer Freud dans le rayon réservé à la philosophie. Pour nous, la psychanalyse est une science et comme telle, elle tend à circonscrire exactement sa méthode, son objet et son champ d’action spécifiques.
Cependant (et c’est sa particularité), les développements théoriques de la psychanalyse, comme l’écrit Marthe Robert, sont inséparables de son histoire, “d’abord parce qu’ils dépendent entièrement de l’expérience empirique et que la théorie, ici, n’est pas un édifice complet, surgi tout achevé de l’imagination de son auteur; ensuite parce que la psychanalyse a un destin à part parmi les sciences modernes et que seule l’histoire nous montre à l’oeuvre ce qui a fait toujours obstacle à l’intelligence de ses idées.” Voilà la raison pour laquelle nous avons tenu À mettre en exergue cette passionnante correspondance Freud-Ferenczi dans notre page “Sciences”. (1)
“Par la fécondité dont elle fait preuve, écrivait Edouard Claparème, l’oeuvre de Freud constitue l’un des événements les plus importants qu’ait eu à enregistrer l’histoire des sciences de l’esprit”. Ses prolongements se font toujours sentir aujourd’hui dans l’ensemble des sciences humaines.
Sandor Ferenczi (1873-1933), neurologue et psychiatre hongrois, disciple et ami de Freud, fut un des principaux promoteurs de la psychanalyse tant sur le plan thérapeutique que théorique. Il est l’auteur de nombreuses études sur les symptômes névrotiques et l’hystérie.
Freud (1856-1939) a 52 ans, au moment de leur rencontre. Il n’est pas inintéressant de se remémorer quelques faits et dates. (2) Ainsi, pour l’anecdote, peut-on rappeler que Freud est né un 6 mai à Freiberg, petite ville de Moravie, province slave de l’empire autrichien, au 117 rue des Serruriers, dans un maison louée à un maître serrurier. Heureux présage pour le futur serrurier de l’inconscient! Ce ne sera pas la seule ironie du destin: Freud passa brillamment son baccalauréat. Au cours de l’examen, il est à traduire en version grecque une trentaine de vers de l’“oedipe roi” de Sophocle. Pas mal pour le futur concepteur du complexe d’oedipe (“attachement érotique de l’enfant au parent du sexe opposé”, selon la définition de Lagache).
En mai 1894, pour la première fois, Freud souligne le rôle essentiel des facteurs sexuels dans la genèse des névroses. Il publie l’année suivante des “Etudes sur l’hystérie”, premier ouvrage de la littérature psychanalytique dans lequel il introduit les notions d’inconscient et de refoulement. (L’inconscient est constitué de “représentations”, (c’est-à-dire images, pensées, souvenirs) repoussées sous l’action du refoulement et maintenus hors du champ de la conscience. Ainsi notre “moi” n’est-il pas maître chez lui: nos actions, notre destin même sont commandés par des forces obscures qui nous échappent et ne se révèlent, déguisées, qu’à travers des symptômes névrotiques et, comme Freud le découvrira peu après, dans nos rêves, nos lapsus et nos “actes manqués”).
Cette idée d’inconscient à laquelle Freud le premier a donné toute sa portée est l’une de celles qui a le plus profondément marqué la sensibilité et la pensée moderne.
En 1886, Freud emploie pour la premi£re fois le terme “psychanalyse”. La psychanalyse était née. Il la définit ainsi: “Psychanalyse est le nom:
1.- D’un procédé pour l’investigation de processus mentaux à peu près inaccessibles autrement;
2.- D’une méthode fondée sur cette investigation pour le traitement de désordres névrotiques;
3.- D’une série de conceptions psychologiques acquises par ce moyen et qui s’accroissent ensemble pour former progressivement une nouvelle discipline scientifique.”
Une lettre de Budapest
En 1899 paraît “L’Interprétation des rêves”, oeuvre maîtresse. En 1904, publication de"Fragment d’une analyse d’hystérie" et “Trois essais sur la théorie de la sexualité” ouvrage dans lequel Freud introduit la notion de “libido”, c’est-à-dire l’énergie des pulsions sexuelles, et explicite le fameux mécanisme de la sublimation: dérivation de l’énergie sexuelle vers des buts non sexuels.
1908 voit la création de la Société psychanalytique de Vienne et la réunion du premier Congrès international de psychanalyse. C’est aussi l’année où Freud reçoit une lettre de Budapest. Elle est datée du 18 janvier et signée Dr. Sandor Ferenczi, Neurologue. Celui-ci sollicite une entrevue. Les deux hommes sont promptement amis. Ferenczi deviendra “l’ancien”, parmi ceux qui formèrent le cercle étroit des intimes: le plus brillant et le plus proche des disciples de Freud et le seul d’entre eux à devenir vraiment son ami. Le 6 octobre 1909, Freud s’adresse à Ferenczi comme à son “cher ami”, un terme d’affection qu’il ne réserva qu’à très peu de personnes.
De l’intuition psychanalytique, Ferenczi allait faire un art. La passion spéculative ne fut pas leur seul point de rencontre: histoires et descriptions de cas, le complexe d’oedipe, l’homosexualité, la situation à Zurich, à Budapest, préparations de voyages… Ils deviendront nécessaires l’un à l’autre.
A l’automne 1914, la guerre éloigne Ferenczi de son travail régulier de psychanalyse et le retrouve exilé dans une petite garnison où ses occupations de médecin-chef dans un régiment de hussards n’étaient pas de nature, écrit-il plus tard, en introduction de “Thalassa”, paru en 1924, (3) “à suffire à ma soif de travail, laquelle était devenue une habitude. A mes heures de liberté, j’entrepris de traduire en hongrois l’ouvrage de Freud intitulé “Trois Essais sur la théorie de la Sexualité”…”
Freud fera l’éloge de “Thalassa”: “cette oeuvre, la plus brillante et la plus profonde de la pensée de Ferenczi… est une application du point de vue psychanalytique à la biologie des processus sexuels et, bien au-delà, à la vie organique toute entière: on y trouve la plus hardie, peut-être, des applications de la psychanalyse qui ait jamais été tentée…”
Dans l’intime d’une science
Problèmes théoriques, réflexions scientifiques, commentaires, autocritiques, faits marquants du développement de la psychanalyse, cas, rêves, mais aussi histoires quotidiennes, constituent l’extraordinaire combustible de cette correspondance entre Freud et Ferenczi.
Le premier volume contient 483 lettres et couvre une période allant de la premier rencontre de 1908 au 28 juillet 1914. L’ensemble de la correspondance comprend près de 1.250 lettres couvrant un quart de siècle. L’ensemble de la publication qui comportera trois volume sera étalé sur dix ans. Le deuxi£me tome, à paraître dans trois ans, couvre la période de juin 1914 à fin 1924. Il aura pour toile de fond la guerre et ses inquiétudes. Le dernier tome, de 1925 à mai 1933, voit se développer le désaccord entre les deux hommes.
La traduction, fort ardue, selon l’aveu des auteurs, a demandé cinq années de travail, en raison des incessants jeux de mots, des références à des gens ou événements vécus en commun. L’histoire de la psychanalyse traverse ces échanges: la genèse des théories freudiennes, les conflits fameux notamment avec Carl Jung, la création du mouvement analytique.
Miraculeusement conservée dans son intégralité, cette correspondance était restée inédite bien que l’idée d’une publication ait été évoquée dès 1948. Décédée en 1982, Anna Freud, la fille du père de la psychanalyse, s’opposait de son vivant à la divulgation de certaines de ces lettres. “Elle ne supportait pas de voir cette histoire intime divulgée dans le public, et que Freud apparaisse dans des dimensions humaines”, indique Judith Dupont, psychanalyste française d’origine hongroise, exécutrice testamentaire de Ferenczi et responsable de l’équipe de la traduction, citée par l’AFP.
Si cette correspondance ne vient bouleverser en rien l’essentiel de l’histoire de la psychanalyse et du freudisme, elle a cependant l’immense mérite de nous dévoiler par une foule de détails la personnalité des deux hommes jusque dans leur humaine et complexe fragilité.
Ces lettres entre le maître à penser, le théoricien, le savant reconnu, collectionneur impénitent d’antiquités et l’élève, son disciple préféré, fougeux, intuitif, à la recherche de voies nouvelles, allant jusqu’à donner force de détails de ses problèmes de santé et même de sa sexualité, de sa vie sentimentale à laquelle il mêlera Freud parfois contre son gré, comportent de belles et grandes pages.
Les échanges épistolaires touchant à la maîtresse de Ferenczi, à la fille de celle-ci qu’il prend en analyse et dont il devient amoureux avant de la “refiler” à Freud, réticent, pour la suite du travail analytique, constituent un grand moment de lecture.
Cette correspondance nous met aussi en présence d’un amour filial: celui de Freud qui apparaît familier, compréhensif, gentil envers un Ferenczi avide de l’affection de Freud, une affection pas toujours très bien maîtrisée, recherchant en lui un père exclusif, rôle que Freud se refusera avec patience d’assumer.
Fin 1912, Ferenczi ira jusqu’à demander à Freud “d’entrer en analyse” avec lui. “Mon analyse, lui écrit-il, ne pourra qu’améliorer les relations entre nous”. Le second volume nous dira s’il avait raison.
Voici donc un document scientifique et un document humain, poignant, constructif et tout à fait passionnant où s’incrustent d’importantes et fécondes vérités. “La vérité, écrivait Freud à Ferenczi, en date du 10 janvier 1910, est pour moi le but ultime de la scienceé”.
Voici que s’offre au grand public le loisir d’une fascinante plongée culturelle dans l’intime d’une des grandes aventures intellectuelles de notre siècle.
Pierre Bastin
(1) “Sigmund Freud. Sandor Ferenczi. Correspondance”. Vol 1. 1908-1914. Edité par les soins
de Eva Brabant, Ernst Falzeder et Patrizia Giampieri-Deutsch sous la direction d’André Haynal.
Transcrit par Ingeborg Meyer-Palmedo. Traduit de l’allemand par le groupe de traduction du Coq-Héron, composé de Suzanne Achache-Wiznitzer, Judith Dupont, Suzanne Hommel, Christine Knoll-Froissart,
Pierre Sabourin, Françoise Samson, Pierre Thèves, Bernard This. Editions Calmann-Lévy. 648 pp. 1.675 FB.
(2) Sauf indications précises, les éléments biographiques de cet article ont été repris dans: “La Révolution psychanalytique” de Marthe Robert. 2 vol. Petite Bibliothèque Payot. (1964); “La vie et l’oeuvre
de Sigmund Freud” par Ernet Jones. 3 vol. P.U.F. (1969-1970); “Freud, une vie”
par Peter Gay. Ed. Hachette, (1991);
“Le Musée retrouvé de Sigmund Freud” par Yann le Pichon et Roland Harari. Ed. Stock (1991).
(3) “Thalassa. Psychanalyse des origines de la vie sexuelle” par Sandor Ferenczi.
Petite Bibliothèque Payot. Première édition française. (1962).
Une des superbes pièces de l’exposition: la “Vénus à la corne”, calcaire, Gravettien.
(+/- 25.000 A.C.) Hauteur: 54 cm. - Laussel (France)
(© Musée d’Aquitaine, Bordeaux, France)
A partir d’un fossile, d’un objet, qui racontent une partie de l’histoire universelle,
on se laisse fasciner par le déroulement sans cesse novateur de l’évolution biologique
et culturelle de ceux qui ont fait ce que nous sommes.
Une grande exposition de prestige, consacrée aux origines biologiques et culturelles de l’humanité se tient jusqu’au 30 décembre au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, sous le titre “5 millions d’années, l’aventure humaine”.
Cette exposition largement détaillée dans l’article ci-dessous, est destinée au grand public. Elle constitue un événement unique pour tous ceux d’entre nous qu’intrigue le mystère des origines de l’Homme. Elle présente, en première mondiale, un ensemble incomparable de 200 pièces témoignant de l’émergence de l’homme et de ses acquisitions culturelles fondamentales. Elle rassemble les fossiles humains les plus prestigieux, des trésors d’art préhistorique et des vestiges de la vie quotidienne des premiers hommes.
Le public ne s’y est d’ailleurs pas trompé, venant nombreux, non seulement de toute la Belgique mais aussi de France et des Pays-Bas, conscient du caractère exceptionnel de cette manifestation et, plus généralement, de l’importance de la question de nos origines qui nous concerne tous. Ce mercredi 31 octobre au matin, l’exposition accueillait déjà son 50.000ème visiteur en la personne d’une jeune Bruxelloise âgée de 12 ans, Melle Florence Michiels.
Histoire de la vie
Comme le rappelle Marcel Huys, directeur général de la Société des Expositions, en avant-propos du superbe catalogue qui accompagne cette exposition, "De tout temps, les êtres humains se sont interrogés sur leur origine et leur fin. De là découlent les premières représentations de la fécondité - représentations féminines schématiques ou réalistes - et le développement de multiples courants religieux et philosophiques.
L’évolution humaine est le fruit d’un long cheminement de 35 millions d’années. Si l’homme peut situer son origine en Afrique entre 3 et 4 millions d’années, c’est aux environs d’un million et demi à deux millions d’années qu’il essaime à travers les trois continents de l’Ancien Monde: le Proche et Moyen-Orient, le Continent indien et l’Extrême-Orient, et l’Europe, passant ainsi dans les zones tempérées après la domination du feu…"
En préface du remarquable ouvrage qu’est “L’aube de l’humanité” (Bibliothèque Pour la Science), Yves Coppens, professeur au Collège de France, qui signe par ailleurs le premier article du catalogue, nous invite aussi à la réflexion, tout comme d’ailleurs cette exposition.
"Depuis que les paléontologues, écrit-il, ont découvert que la succession des êtres au long des couches géologiques et des millions d’années avait bien l’air d’être aussi une filiation, l’ensemble des êtres vivants du passé et du présent s’est peu à peu ordonné en un immense arbre généalogique, l’arbre phylétique, qui représente l’histoire de la vie.
L’histoire de l’Homme aurait pu ainsi être écrite à partir des premières traces d’êtres vivants d’il y a 3,5 milliards d’années, ou à partir des premiers animaux à colonne vertébrale d’il y a 500 millions d’années, des premiers Mammifères d’il y a 200 millions d’années ou encore des premiers primates d’il y a 70 millions d’années.
Mais l’on ne peut évidemment pas, chaque fois que l’on parle de notre origine, raconter dans le détail les presque quatre milliards d’années d’histoire de la vie qui nous précèdent. Il est cependant bon de se souvenir que la Vie est un continuum et que les 70 milliards d’hommes qui, en deux cent mille générations se sont déjà succédé sur la Terre participent de ce même extraordinaire processus."
A partir d’un fossile, d’un objet, qui racontent une partie de l’histoire universelle, on se laisse fasciner par le déroulement sans cesse novateur de l’évolution biologique et culturelle de ceux qui ont fait ce que nous sommes.
C’est la raison pour laquelle “5 millions d’années, l’aventure humaine” ne doit pas “boucler”, se refermer sur elle-même, sans autre conséquence. Il faut dépasser son côt¢ médiatique et son côté prestigieux, son côté éphémère. Elle doit susciter interrogation, réflexion, lecture. Nous devons devenir son prolongement sans quoi cette exposition n’aurait d’autre sens que de faire plaisir à ses organisateurs, de satisfaire une curiosité toute superficielle. Qu’on y prenne garde. Ces bouts de pierres et d’os, c’est encore notre mémoire.
Lucy ne viendra pas
Contrairement à une idée encore fort répandue, ce n’est ni la forme du crâne, ni le volume du cerveau qui sont à l’origine de la lignée humaine. L’innovation majeure est bien l’acquisition de la station érigée et de la marche bipède. Elle précède dans le temps, la fabrication des outils et surtout, le développement de la capacité cérébrale.
Donc l’Homme se distingue des autres primates par le bipédisme et la cérébralisation. Protéines et chromosomes de l’Homme et du chimpanzé sont pratiquement identiques. Et pourtant, l’homme, bipède et doté d’un cerveau performant, nous apparaît tellement différent. Le bipédisme et la cérébralisation se marquent dans l’ensemble du squelette. Ainsi les ossements fossiles vont nous révéler les traits qui caractérisent nos ancêtres.
Dans un article publié dans le numéro d’avril de la revue “La Recherche”, Christine Tardieu du CNRS le rappelle superbement sous le titre “Des milliions d’années pour faire un bipède”. C’est en même temps pour nous l’occasion de parler d’une grande absente de l’exposition bruxelloise: Lucy, qui, en principe, aurait dû nous rejoindre au début de ce mois de novembre. Au dernier moment, sous prétexte de “sécurité”, les autorités éthiopiennes ont préféré la garder en son lieu de repos à Addis-Abeba, nous privant de la sorte de la présence de la plus illustre de nos ancêtres. A l’exposition, une photographie la représentant grandeur nature marque l’endroit qui devait l’accueillir.
On se rappellera peut-être l’exposition du Muséobus du ministère de la Communauté française: “A la rencontre de Lucy, il y a 3 millions d’années” qui sillonna toute la région francophone du 2 avril 1985 au 28 février 1986.
Des êtres fascinants
Le cheminement de cette exposition situait d’abord l’Homme dans l’histoire évolutive des êtres vivants. L’Homme en tant que primate était ensuite comparé aux grands singes actuels d’un point de vue génétique et anatomique. Enfin, l’émergence de la lignée humaine était évoquée depuis les premiers primates apparus, il y a 70 millions d’années jusqu’aux hommes fossiles du Paléolithique supérieur.
L’exposition illustrait cette émergence de l’Homme et son évolution au travers du site de Hadar, en Ethiopie, où a été mis au jour, en 1974, le squelette de Lucy, (restes du fossile AL288), un australopithèque daté de trois millions d’années. Lucy est le squelette d’Australopithèque le plus complet retrouvé jusqu’à présent. On la dénomme scientifiquement “Australopithécus Afarensis”. A sa mort, sans doute due à une noyade, elle devait être âgée d’une vingtaine d’années.
Pour cette exposition ambulante, les fragments du squelette de Lucy étaient reproduits en position exacte de gisement. L’exposition présentait également une reconstitution anatomique de son squelette grandeur nature.
Dans “Le singe, l’Afrique et l’homme” (Ed. Hachette-Pluriel), Yves Coppens rapporte brièvement la découverte de Lucy (à laquelle il participa d’ailleurs en tant que membre de l’“International Afar Research Expédition”), appelée ainsi “en mémoire des Beatles dont la chanson “Lucy in the Sky with Diamonds” enchantait nos soirées sur le terrain…”
"Les Australopithèques, écrit-il, sont des êtres fascinants qui nous révèlent ce à quoi ont pu ressembler des Hominidés qui ne sont pas encore des Hommes. (…) C’est (donc) morphologiquement, technologiquement, comportementalement que ces étranges et vieux parents, essentiellement végétariens, nous acheminent vers l’Homme. (…)
Toute l’anatomie de Lucy, des pieds au crâne en passant par le bassin, est celle d’un être redressé incontestablement, mais dont la mobilité des attaches fait qu’on doive lui accorder une agilité supplémentaire.
Lucy était bipède mais elle grimpait sûrement aux arbres, ce qui devait lui être d’ailleurs souvent bien utile. D’un petit peu plus d’un mètre de haut, elle avait un port un peu voûté, des membres supérieurs légèrement plus longs que les nôtres relativement à la taille des inférieurs, une petite tête à la face projetée, (…) une organisation cérébrale hominienne, et des mains certainement capables d’une préhension précise…"
Le rêve de Lucy
On peut ouvrir une petite parenthèse pour signaler que Lucy est aussi devenue une héroïne de roman. “Le Rêve de Lucy” réunit les talents de l’écrivain Pierre Pelot et de l’illustrateur Libératore, sous la direction scientifique d’Yves Coppens. L’ouvrage vient tout juste de paraître aux Editions du Seuil.
Mais revenons-en à l’étude de Christine Tardieu. “On a longtemps été tenté de penser, écrit-elle, que le redressement du tronc avait été un phénomène brutal, une sorte de “tout ou rien”, le primate préhumain n’ayant le choix qu’entre l’attitude quadrupède et l’attitude bipède. On pense aujourd’hui que l’adaptation à la bipédie a été une acquisition lente et tâtonnante: le registre bipède a dû longtemps coexister avec d’autres formes de déplacement arboricole, comme en témoignent la locomotion “mixte” de tous les primates actuels et l’aspect “mosaïque” de la morphologie de Lucy…”
Pour la spécialiste française, si Lucy ne se déplaçait au sol qu’en position redressée, des analyses morphologiques très précises ont montré comment cette “architecture” bipède originale induisait une adaptation bipède très probablement différente du modèle offert par l’homme moderne.
Au terme d’une longue analyse, Christine Tardieu conclut: “La bipédie, loin d’être un événement ponctuel de notre histoire, doit être perçue comme un processus évolutif complexe, interaction de facteurs biologiques, mais aussi écologiques, sociologiques et culturels qui ont dû infléchir progressivement le comportement de nos ancêtres préhumains et les introduire plus tard à ce fructueux “dialogue main-cerveau” qui fut, lui aussi, décisif pour notre évolution ultérieure.”
Le dialogue main-cerveau
Et c’est bien là où nous voulions en venir pour introduire une réflexion que nous pensons essentielle pour prolonger l’exposition “5 millions d’années, l’aventure humaine”. Darwin avait déjà prédit que la bipédie avait dû précéder le développement du cerveau, car le crâne se situe en équilibre, ce qui contribue à accroître le volume de la partie postérieure du cerveau.
La position érigée, en libérant leurs membres supérieurs, donne aux Australopithèques la possibilité de développer leur habileté manuelle. L’usage de la main va leur permettre de développer leur intelligence.
Avec leurs pieds et leurs mains, nos ancêtres, des hominidés du Pliocène (Lucy) à l’Homme de Cro-Magnon, nous ont fait ce que nous sommes, des êtres dotés d’intelligence. Et nous sommes aujourd’hui capables, non seulement de raconter leur histoire et l’histoire de la vie sur Terre, mais encore de comprendre celle de l’Univers qui, lui, a 15 milliards d’années. Car l’histoire de l’Homme commence, en fait, au moment du “Big Bang” (explosion primordiale marquant le début de l’expansion de l’Univers).
Nous devons à Lucy, à l’usage qu’elle avait de ses pieds et de ses mains, de pouvoir comprendre
aujourd’hui que nous sommes de la poussière d’étoiles.
Pierre Bastin
Dans la vie des mammifères et des hommes, en particulier, le lait est l’alimentation naturelle par excellence. C’est bien connu. Ce qui l’était moins, c’est la raison
pour laquelle certaines personnes, adolescentes ou adultes, ne digèrent plus ce liquide blanc, opaque et très nutritif, alors que leur organisme le supportait sans problème
durant le premier âge. Des recherches menées à l’université d’Amsterdam permettent, aujourd’hui, d’en comprendre la cause.
Faut-il le rappeler, le lait est le seul aliment complet naturel, contenant des glucides (sucre de lait ou lactose), des lipides (globules de graisse, des protéides (protéines au sens large), des matières minérales (sels minéraux dont du calcium), des enzymes et des vitamines, en solution ou en suspension dans de l’eau (sérum). D’où son importance, sous une forme ou sous une autre, dans l’alimentation à tous les âges de la vie.
“A la monte du lait commence à l’amour maternel”, a écrit Gide. Donner le sein à un nouveau-né est essentiel. De plus, on sait que l’écoulement du premier jour, qui n’est pas encore du lait et qu’on appelle colostrum ou encore “premier lait d’une accouchée”, est particulièrement précieux à l’enfant par la petite quantité de matières concentrées, importantes pour son organisme, qu’il lui fournit.
Par ailleurs, on assure que le rétablissement des organes génitaux de la jeune mère est beaucoup plus rapide chez celle qui allaite que chez celle qui n’allaite pas. L’allaitement est donc utile à la fois à la mère et à l’enfant.
Cela dit, c’est bien connu, tous les bébés digèrent le lait. Alors pourquoi certains adultes, et pourquoi plus chez certains peuples que chez d’autres, cette propriété d’assimilation du sucre du lait, appelé lactose, se perd-elle avec l’âge et, même parfois, dès le jeune âge?
Pendant longtemps, on a avancé un certain nombre de raisons, parlé d’“allergie” sans d’ailleurs pouvoir désigner l’agent pathogène qui en aurait été à l’origine. Et pour cause puisqu’il n’y en a jamais eu.
Les mêmes symptômes revenaient immanquablement: douleurs abdominales, ballonnements, coliques, nausées, vomissements et diarrhées. On dut bien en conclure qu’on était en présence d’un problème de non-assimilation par l’organisme et, plus précisément de non-assimilation du lactose par l’enzyme qui en a la charge et qui est appelée lactase.
Fluctuation d’une production
C’est l’occasion de rappeler qu’une enzyme, qui est une substance portée par une protéine, se comporte comme un véritable catalyseur dont la fonction est d’accélérer les réactions de transformation biochimique qui se produisent dans les cellules du corps humain. Dans le cas qui nous occupe, on parle de catalyse enzymatique. Dans une cellule vivante, chaque transformation chimique est ainsi catalysée par une (ou plusieurs) enzyme différente.
La production de l’enzyme nécessaire à la décomposition du lactose, c’est-à-dire la lactase, est renfermée dans l’information génétique (relative à l’hérédité et aux caractères héréditaires) de cellules de l’intestin grêle. On pouvait donc légitimement penser que la production de cette enzyme était acquise une fois pour toute.
C’est là où le raisonnement était caduc. En effet, des chercheurs de l’Académie Medisch centrum à Amsterdam viennent de découvrir, avec le soutien du fonds de stimulation NWO pour la Recherche Scientifique, les causes véritables de cette intolérance au lactose, donc au lait.
Il apparaît aujourd’hui que la propriété de pouvoir décomposer le lactose n’est pas un caractère acquis. La production de l’enzyme lactase est soumise à fluctuation. Une majorité de la population du globe perd, vers la cinquième année, cette propriété d’assimiler le lactose.
En d’autres termes, la décomposition par l’enzyme lactase permet l’absorption du lactose par l’intestin grêle. La perte de cette propriété d’absorption est la conséquence d’une diminution de production de l’enzyme lactase.
Les chercheurs hollandais ont constaté que dans les groupes de population de race asiatique et négroïde qui ne supportent plus convenablement le lait après la jeune enfance, le gène qui permet la production de l’enzyme lactase n’est presque plus actif. De plus, la partie de l’intestin grêle qui est encore capable de fabriquer cette enzyme se réduit toujours plus au cours d’une vie.
Chez les personnes qui supportent la consommation de lait durant toute leur vie, il apparaît que le gène de la lactase est, au contraire, actif, et que la production de lactase se maintient à un niveau constant et élevé. Or, ces personnes se rencontrent, entre autres, parmi des groupes de population de race caucasienne du centre et du nord de l’Europe.
Le facteur génétique
Une autre question vient immédiatement à l’esprit: pourquoi particulièrement ces populations et pas d’autres? Les mêmes chercheurs sont arrivés à établir qu’il existe ce qu’on appelle un rapport linéaire entre la quantité d’ARN messager qui est lue du code génétique et celle qui est traduite en lactase.
Ouvrons une parenthèse pour nous rappeler qu’un ARN (acide ribonucléique) messager intervient dans la synthèse des protéines (macromolécules comprenant une suite d’acides aminés) en collaboration avec l’ADN (acide désoxyribonucléique) molécule contenant les informations génétiques (patrimoine de l’hérédité, un gène étant une unité biologique de l’hérédité localisée sur un chromosome responsable de la production des caractères héréditaires).
Les scientifiques d’Amsterdam ont pu mettre en évidence, chez les personnes ayant perdu la propriété d’assimiler le lactose, une diminution de la production de cet ARN messager, diminution entraînant, par voie de conséquence, une baisse sensible de la fabrication de l’enzyme lactase.
Ainsi, la consommation de lait par les personnes souffrant d’un manque de lactase peut provoquer les divers symptômes (ou certains d’entre eux) que nous avons décrits plus haut. Ces symptômes sont donc dus à la digestion du lactose non décomposé par des bactéries du gros intestin.
Pour en revenir au problème des groupes de population plus affectés que d’autres par la perte de cette propriété d’absorption due à une diminution de la production de l’enzyme lactase, les chercheurs avancent l’hypothèse selon laquelle les différences entre les ethnies sont liées à une division de la culture humaine à un stade précoce, il y a environ 10.000 ans.
Toujours selon cette hypothèse, les “buveurs de lait” d’aujourd’hui (par exemple de race caucasienne) sont des descendants de cultures qui ont pratiqué très tôt l’élevage, alors que les “non-buveurs de lait” n’ont pratiqué l’élevage que beaucoup plus tard. Mais tout cela reste à démontrer.
En attendant, nous connaissons maintenant la raison pour laquelle tous les individus ne sont pas égaux devant le lait. Pour ceux qui sont affectés par cette inégalité, il reste, selon l’expression de Shakespeare, le lait de la tendresse humaine.
Pierre Bastin